Il était une fois une fée, une gentille petite fée qui vivait dans une source pas très loin
d'un village. Les gens de ce village adoraient cette fée-là. Ils portaient à la source des fleurs,
des gâteaux, des fruits et même les jours de fête, ils mettaient leurs plus beaux habits pour y
venir danser. Mais un jour le curé du village interdit aux gens du pays de porter des offrandes
et de venir danser autour de la source : il prétendait que la fée était un diable. Les villageois
savaient bien que ce n'était pas vrai ; cependant ils n'osaient rien dire parce qu'ils avaient peur
du curé. Mais les plus vieux d'entre eux continuèrent de venir en cachette pour déposer leurs
dons près de la source ; quand le curé s'en aperçut, il se fâcha tout rouge. Il fit dresser en cet
endroit une grande croix de pierre puis il organisa une procession et prononça au-dessus de
l'eau un tas de paroles magiques en latin pour chasser la fée. Et les gens crurent vraiment qu'il
avait réussi à la faire fuir car pendant quinze cents ans, plus personne n'entendit parler d'elle.
Les vieux qui l'adoraient moururent, les jeunes l'oublièrent peu à peu et leurs petits enfants ne
surent même plus qu'elle avait existé.
Pourtant, la fée n'était pas partie. Elle était toujours là dans la source mais elle se
cachait car la croix l'empêchait de sortir. Du reste, elle avait bien compris que personne ne
voulait plus d'elle. « Patience, pensait-elle, notre temps est passé. Un jour, cette croix tombera
en morceaux et de nouveau, je serai libre. »
Un jour, deux hommes passèrent près de la source. C'était des ingénieurs. Ils
remarquèrent que l'eau en était abondante et claire et décidèrent de l'utiliser pour le
ravitaillement de la ville prochaine. Quelques semaines plus tard, arrivèrent des ouvriers : ils
enlevèrent la croix qui les gênait pour travailler puis ils captèrent l'eau de la source et
l'amenèrent par tuyaux jusqu'à la ville. C'est ainsi que la fée se retrouva un beau jour dans une
canalisation qu'elle suivit à l'aveuglette pendant des kilomètres en se demandant ce qui avait pu
arriver. À mesure qu'elle avançait, le tuyau se faisait plus étroit, se divisait en plusieurs tuyaux
secondaires et la fée tournait tantôt à gauche, tantôt à droite ; et pour finir, elle aboutit à un
gros robinet de cuivre au-dessus d'un évier.
Ce robinet et cet évier faisaient partie d'une cuisine et cette cuisine était située dans un
appartement où habitait une famille d'ouvriers comprenant le père, la mère et deux grandes
filles. La fée resta longtemps sans se manifester à eux car les fées ne se montrent pas pendant
le jour et ne sortent qu'après minuit. Or le père travaillait dur, la mère aussi, les deux filles
fréquentaient l'école, de sorte que tous étaient couchés à dix heures au plus tard et que
personne n'ouvrait le robinet de toute la nuit. Une fois cependant, l'aînée des filles qui était
gourmande et mal élevée se leva sur le coup de deux heures du matin pour aller voler dans le
frigidaire. Elle prit une cuisse de poulet, la rongea, mangea une mandarine, trempa son doigt dans un pot de confiture, le lécha après quoi elle eut soif. Elle sortit un verre du buffet, alla au robinet, l'ouvrit mais voilà qu'au lieu d'eau, il s'échappa du robinet une toute petite bonne femme en robe mauve avec des ailes de libellule qui tenait à la main une baguette surmontée d'une étoile d'or. La fée (car c'était elle) se posa sur le bord de l'évier et parla d'une voixmusicale : « Bonjour, Martine. (J'ai oublié de dire que cette fille s'appelait Martine.)
-Bonjour, Madame, répondit Martine
-Veux-tu être gentille, Martine ? demanda la bonne fée. Donne-moi un peu de confiture.
Martine était, comme je l'ai dit, gourmande et mal élevée. Cependant, quand elle vit que la fée
était bien habillée avec des ailes de libellule et une baguette magique, elle se dit : « Attention !
Cette dame est une belle dame et j'ai tout intérêt à être bien avec. » Aussi répondit-elle avec un
sourire hypocrite : « Mais certainement, Madame ! Tout de suite, Madame ! » Elle prit une
cuillère propre, elle la plongea dans le pot de confiture et la tendit à la bonne fée ; celle-ci
battit des ailes, voleta autour de la cuillère en y donnant quelques coups de langue puis elle
se reposa sur le buffet et dit : « Merci, Martine ! En récompense de ta gentillesse, je vais te
faire un don. À chaque mot que tu diras, il te sortira de la bouche une perle. » Et la fée
disparut. « Bah ça alors ! » dit Martine. Comme elle disait ces mots, trois perles lui
tombèrent de la bouche.
Le lendemain matin, elle conta l'histoire à ses parents non sans jeter une quantité de
perles. Sa mère porta ces perles au bijoutier qui les trouva fort bonnes, encore qu'un peu
petites. « Si elle disait des mots plus longs, dit le père, elles grossiraient peut-être ». Ils
demandèrent aux voisins quel est le mot le plus long de la langue française. Une voisine qui
avait des lettres leur répondit que c'était le mot « anticonstitutionnellement ». Ils obligèrent
Martine à le répéter ; elle obéit mais les perles n'en furent pas plus grosses, plus allongées
peut-être et d'une forme un peu plus biscornue. De plus, comme c'est un mot très difficile,
Martine le prononçait mal et les perles en étaient de moins bonne qualité. « Tant pis !, dirent
les parents, de toute façon, notre fortune est faite. À partir d'aujourd'hui, la petit n'ira plus à
l'école ; elle restera assise à table et parlera toute la journée au-dessus du saladier et si elle
s'arrête de parler, gare à elle ! »
Martine, qui entr'autres défauts, était bavarde et paresseuse, fut d'abord enchantée
de ce programme. Mais au bout de deux jours, elle en eut assez de parler toute seule et de
rester immobile. Au bout de trois jours, cela devint un tourment, au bout de quatre, un
supplice et le soir du cinquième jour, pendant le dîner, elle entra dans une grande colère et se
mit à crier : « Zut ! Zut ! Zut ! » (En vérité, elle ne dit pas « Zut ! » mais un mot beaucoup
plus vulgaire) et en même temps, voici que trois grosses perles énormes roulèrent sur la
nappe. « Qu'est-ce que c'est que ça ? demandèrent les parents. Mais ils comprirent tout de
suite. « C'est simple, dit le père, j'aurais dû y penser. Chaque fois qu'elle dit un mot ordinaire,
elle crache une petite perle ; mais quand c'est un gros mot, elle en crache une grosse. ». À
partir de ce jour-là, les parents obligèrent Martine à ne plus dire que des gros mots au dessus
du saladier. Au commencement, cela la soulageait ; mais bientôt, les parents la grondèrent
chaque fois qu'elle disait autre chose qu'un gros mot. Au bout d'une semaine, cette vie ne lui
parut plus tenable et elle s'enfuit de la maison.
Elle marcha tout le jour dans les rues de la ville sans savoir où aller ; vers le soir,
affamée et rompue de fatigue, elle s'assit sur un banc. Un jeune homme, la voyant seule, vint
s'asseoir auprès d'elle. Il avait les cheveux ondulés, les mains blanches et un air très doux. Il lui parla très gentiment et elle lui raconta son histoire. Il l'écouta avec beaucoup d'intérêt tout en recueillant dans sa casquette les perles qu'elle jetait en lui faisant ses confidences ; et, quand elle eut fini, il la regarda tendrement dans les yeux. « Parlez encore, dit-il, vous êtes merveilleuse ; si vous saviez comme j'aime à vous entendre ! Restons ensemble, voulez-vous? Nous ne nous quitterons plus et nous serons heureux. » Martine qui ne savait où aller accepta de bon coeur et le jeune homme l'emmena chez lui, la fit manger, dormir ; et le lendemain au réveil, il lui dit : « Maintenant, ma p'tite, parlons de choses sérieuses ! Je n'ai pas l'intention de te nourrir à ne rien faire ! Je m'en vais d'ici et je t'enferme à clé. Ce soir, quand je reviendrai, je veux que la grande soupière soit pleine de grosses perles et si elle n'est pas pleine, tu auras de mes nouvelles.
Ce jour-là et les jours suivants, Martine fut prisonnière et obligée de remplir la soupière de perles. Le jeune homme au regard si doux l'enfermait chaque matin et revenait le soir ; et lorsqu'à son retour, la soupière n'était pas pleine, il la battait.
La jeune soeur de Martine qui était sage et bonne avait été profondément
impressionnée par toute cette histoire et n'avait pas la moindre envie de rencontrer la fée du
robinet. Cependant, les parents qui regrettaient amèrement la fuite de leur aînée, lui disaient
toujours : «Tu sais, si tu as soif la nuit, rien ne t'empêche d'aller boire un grand verre d'eau à la
cuisine. » Ou encore : « A présent, tu es une grande fille ; tu pourrais faire quelque chose pour
tes parents. » Marie (j'ai oublié de vous dire qu'elle s'appelait Marie) faisait semblant de ne pas
comprendre. Un soir, sa mère eut une idée : elle servit à dîner une soupe très salée, des filets de
harengs et du fromage de chèvre de sorte que la nuit suivante, Marie ne put dormir tellement
elle avait soif. Pendant deux heures, elle resta dans son lit à se répéter : « Je n'irai pas dans la
cuisine. Je n'irai pas dans la cuisine ».Mais pour finir, elle y alla en espérant que la fée ne
sortirait pas. Hélas ! À peine le robinet tourné, la fée s'en échappa et vint en voletant se percher
sur l'épaule de Marie.
« Marie, toi qui es si bonne, donne moi un peu de confiture. »
Marie était très bonne mais elle n'était pas bête et elle répondit : « Merci bien, je n'ai pas besoin
de vos dons. Vous avez fait le malheur de ma soeur, c'est grandement suffisant. D'ailleurs, je
n'ai pas le droit de fouiller dans le frigidaire pendant que mes parents sont couchés. » La fée
qui depuis quinze cents ans avait perdu l'usage du monde fut piquée de cette réponse et dit d'un
air déçu : « Puisque vous êtes si peu aimable, je vous donne pour don qu'à chaque mot que
vous direz, il vous sortira de la bouche un serpent.
Le lendemain, en effet, au premier mot qu'elle voulut dire pour raconter la chose à ses
parents, Marie cracha une couleuvre mais elle dut renoncer à parler et leur expliqua par écrit ce
qui s'était passé la nuit dernière. Tout affolés, ses parents l'amenèrent chez un médecin qui
habitait deux étages plus haut dans le même immeuble. Ce médecin était jeune, sympathique,
fort bien considéré dans le quartier et promettait de faire une belle carrière. Il écouta le récit
des parents puis il fit à Marie son plus charmant sourire et lui dit : « Allons ! Ne vous
désespérez pas ! Tout cela n'est peut-être pas si grave ! Voulez-vous me suivre dans ma salle de
bains ? » Ils le suivirent tous dans la salle de bains. Une fois là, le médecin dit à Marie :
« Penchez-vous bien dans la baignoire et maintenant dites un mot, n'importe lequel. « Maman, prononça Marie et en même temps une grosse couleuvre glissa de sa bouche dans la baignoire. « Très bien, dit le médecin, et à présent, dites un gros mot pour voir. » Marie rougit très fort. « Allons ! lui dit sa mère, un petit gros mot pour le docteur ! ». Marie, timidement, murmura un gros mot ; en même temps, un jeune serpent boa se répandit dans la baignoire. « Qu'elle est gentille, dit le médecin tout ému. À présent, fais encore un petit effort et dis moi une parole méchante. » Marie comprenait bien qu'il fallait obéir mais elle était si bonne qu'une parole
méchante, même sans la penser, ça lui coûtait à dire. Elle se força pourtant et prononça d'une
voix sourde : « Sale vache ! ». Tout aussitôt deux petites vipères, roulées en boule sautèrent de
sa bouche et tombèrent avec un bruit mou sur les autres serpents. « C'est bien ce que je pensais,
dit le docteur avec satisfaction. Pour un gros mot, il sort un gros serpent et pour un mot
méchant, un serpent venimeux.
-Que faut-il faire, docteur ? demandèrent les parents.
-Ce qu'il faut faire ? Eh bien, c'est simple : mon cher monsieur, j'ai l'honneur de vous demander
la main de votre fille.
-Pourquoi donc ? demanda la mère. Vous pensez que le mariage la guérira ?
-J'espère bien que non, répondit le médecin. Voyez-vous, je travaille à l'Institut Pasteur à la
fabrication de serum anti venimeux. Dans notre service, nous manquons de serpents. Une
demoiselle comme votre fille est pour moi un trésor.
C'est ainsi que Marie épousa le jeune médecin. Ce dernier fut très bon pour elle et la
rendit aussi heureuse qu'elle pouvait l'être avec une telle infirmité. De temps en temps, sur sa
demande, elle lui disait des mots atroces pour lui fournir soit une vipère, soit un cobra, soit
un serpent corail et le reste du temps, elle ne parlait plus ce qui heureusement ne lui pesait
pas trop car elle était simple et modeste.
À quelques temps de là, la fée du robinet voulut savoir ce qu'il était advenu des
deux filles. Elle apparut à leurs parents, un samedi soir après minuit, comme ceux-ci
rentraient du cinéma et cassaient une petite croûte avant d'aller se coucher. Elle les interrogea
et ils lui répondirent. Toute confuse, elle apprit que non seulement elle avait récompensé la
vilaine fille et puni la gentille mais que par le plus pur hasard, le mauvais don avait tourné à
l'avantage de Marie tandis que le don des perles était devenu pour la pauvre Martine une
terrible malediction et qu'elle s'en trouvait punie bien au-delà de ce qu'elle méritait. La
pauvre fée, découragée, se dit en elle-même : « J'aurais mieux fait de me tenir tranquille. Je
n'ai aucun usage du monde ; je juge tout de travers et je prévois même pas les conséquences
de mes actes. Il faut que je trouve un enchanteur plus sage que moi pour qu'il m'épouse et
que je lui obéisse. Mais où le chercher ?» Tout en réfléchissant, elle était sortie dans la rue et
elle voletait au-dessus du trottoir lorsqu'elle vit une buvette éclairée. Le patron était en train
de poser les chaises sur les tables, avant d'aller se coucher. La porte était fermée mais la fée
se faisant toute petite passa par en-dessous. C'est qu'en effet elle avait vu traînant sur une
planche, un gros cahier et une trousse à crayons qu'on avait oubliés de ranger. Lorsque le
vendeur se fut retiré, la fée arracha une feuille du cahier, puis elle sortit de la trousse les
crayons de couleur et elle se mit à dessiner un enchanteur avec un grand chapeau pointu. Le
dessin terminé, elle souffla dessus et se mit à chanter : « Veux-tu m'épouser ? ». La tête de
l'enchanteur fit une grimace. « Non, je ne veux pas, dit-il. Tu es trop grosse. » « Alors tant
pis pour toi, dit la fée. Elle souffla dessus une seconde fois et l'enchanteur ne bougea plus.
Elle arracha une autre feuille et dessina un deuxième enchanteur. Elle souffla dessus et
demanda : «Veux-tu m'épouser ? ». Mais l'enchanteur détourna la tête. « Non, je ne veux pas.
Tu es trop maigre. » « Eh bien tant pis pour toi » La fée souffla sur lui une seconde fois et il
ne fut rien de plus qu'un dessin immobile. Puis elle chercha dans les crayons de couleur et
s'aperçut qu'il n'en restait plus qu'un. Tous les autres étaient perdus. « Celui-ci, pensa-t-elle, il
ne faut pas que je le rate. » Alors, en s'appliquant beaucoup, elle dessina sur une troisième
feuille un troisième enchanteur. Quand elle eut fini, elle le regarda avec amour . « Pourvu
qu'il m'aime !», pensa-t-elle. Elle souffla sur lui et se remit à chanter : « Veux-tu
m'épouser ? » « D'accord, dit l'enchanteur. » Elle souffla dessus puis ils s'envolèrent
ensemble dans la rue.
« Avant tout, dit l'enchanteur, je vais ôter leur don à Marie et à Martine. Il récita alors une
formule magique. Le lendemain, Matine avait cessé de cracher des perles. L'homme
commença par la battre puis comme il vit que cela ne servait à rien, il la chassa. Elle revint
chez ses parents, à présent douce et bonne car l'aventure lui avait servi de leçon.
Le même jour, Marie cessa de cracher des serpents mais son mari ne le regretta point car il
eut désormais le plaisir de parler avec elle.
L'enchanteur et la fée disparurent et ne firent plus parler d'eux car ils étaient très prudents.
P. Gripari, Contes de la rue Broca
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